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Par Camille Dalmas, en Corse – Dimanche, le pape François se rendra à Ajaccio, dans le diocèse du cardinal François Bustillo, un évêque qui suscite une large adhésion en Corse, y compris parmi les milieux autonomistes et indépendantistes. L’Église catholique, emmenée par son évêque, prend régulièrement la parole – quitte à être parfois critiquée – dans les débats qui entourent le projet de loi sur l’autonomie de l’île.
Au début du mois de décembre, des représentants du syndicat Ghjuventù Indipendentista – « Jeunesse indépendantiste » – ont bloqué pendant plusieurs jours l’accès à des bâtiments officiels, notamment la préfecture d’Ajaccio, pour protester contre l’interdiction de l’utilisation de la langue corse dans les débats de l’Assemblée de Corse. La décision avait été prononcée par la Cour administrative d’appel de Marseille le 25 novembre dernier. Cependant, le 5 décembre, ils ont annoncé mettre fin – pour le moment – à leur action.
La raison de cette décision : l’intervention personnelle du cardinal François Bustillo, venu discuter avec les jeunes militants pour les convaincre de privilégier l’apaisement à quelques jours de la visite du pape François. « Je leur ai assuré qu’ils seront écoutés », a-t-il déclaré à la presse insulaire après être venu en personne échanger avec eux, employant notamment quelques mots en corse.
Des prises de position inhabituelles sur l’autonomie
L’influence du cardinal basque de 56 ans dans son diocèse est indéniable : certains, comme Jean-Baptiste Arena, maire indépendantiste de Patrimonio, estiment même, avec une pointe d’humour, qu’il est aujourd’hui « le meilleur homme politique de Corse ». L’évêque d’Ajaccio est très apprécié dans certains milieux voulant s’éloigner du giron français, notamment depuis qu’il a déclaré, dans un entretien en janvier dernier, que la Corse devait « retrouver son autonomie, sa liberté et sa capacité à gérer sa vie politique, économique, culturelle et même sanitaire ».
Depuis sa nomination en 2022, l’évêque n’a connu qu’une seule configuration politique à l’Assemblée de Corse, l’entité délibérante de la Collectivité territoriale de Corse. Actuellement aux mains du courant autonomiste Femu a Corsica de Gilles Simeoni, président de la Collectivité, l’opposition républicaine y est très minoritaire, avec à peine plus d’un quart des élus. De plus, les indépendantistes de Core in Fronte comptent 10% des sièges et font monter la pression sur la majorité actuelle, estimant qu’elle ne tient pas ses promesses faites aux électeurs et temporise trop face à Paris.
Dans un autre entretien, le cardinal Bustillo avait expliqué qu’en tant qu’Espagnol ayant vécu en Italie – deux pays où l’autonomie des régions existe – il ne voyait pas cette question comme « un tabou, ni comme quelque chose de compliqué ». « Cependant, il est important de comprendre ce que l’on entend par autonomie et comment gérer les compétences, ce qui nécessite un engagement dans le processus en cours », assurait-il, tout en insistant sur le fait que « la mission de l’évêque n’est pas d’être pour ou contre ».
Mécontentement à Paris et chez les Corses non autonomistes
Le 14 mai dernier, le cardinal Bustillo, reçu au Sénat, a été interrogé par des membres du groupe France-Saint-Siège. Devant les élus, il s’est défendu en expliquant que le projet de loi constitutionnel sur l’autonomie de la Corse en cours d’étude « pouvait être un projet politique collectif de paix et de responsabilité ».
Selon le rapport officiel de la rencontre, le sénateur LR Bruno Retailleau a critiqué la prise de position de l’évêque, y voyant un soutien à une « constitutionnalisation du communautarisme dans un pays déjà archipellisé », ainsi que « la remise en cause de l’unité de législation ». Quant au socialiste Michaël Vallet, il a estimé « que ce n’était pas la place de l’Église », d’autant plus que cela pouvait « donner l’impression de laisser sous silence les violences ».
Le cardinal Bustillo s’est défendu de prendre position politiquement, affirmant adopter « la prudence nécessaire au traitement de ce sujet », tout en expliquant avoir voulu souligner « l’importance de la volonté des Corses et des responsables locaux pour apporter une solution à un problème qui ne peut pas se résoudre qu’à Paris ». Un point de vue que rejoignent certains opposants à l’autonomie en Corse. S’ils ne sont pas favorables à une autonomie, ils s’accordent sur une plus grande décentralisation.
Dans les rangs de ces derniers, certains ont néanmoins grincé des dents après ces prises de parole. « Il me semble qu’il a mieux à faire que s’immiscer dans les affaires politiques », confie Jean-Martin Mondoloni, chef de file de « U Soffiu Novu » le groupe de la droite régionaliste à l’Assemblée de Corse. S’il reconnaît que le « travail de terrain remarquable » effectué par le cardinal en fait « une voix qui compte et qu’il faut écouter », sa prise de parole « a choqué beaucoup de gens qui ne se sont pas sentis représentés par leur pasteur ».
La capacité du cardinal à parler à toute l’île ne plaît pas toujours. Le collectif antimafia « Maffia No, A Vita Iè » s’est récemment alarmé après la publication d’un portrait dans Le Monde qui laissait entendre que l’évêque se tenait parfois trop proche de figures de la pègre. « J’espère que le Pape remettra son Église corse sur le droit chemin », a même déclaré un représentant du mouvement, rappelant l’engagement fort de François contre la criminalité organisée.
Le nationalisme et l’Église, une histoire ancienne
En Corse, la place de l’Église dans le débat de l’indépendance a toujours été une affaire très complexe : dès les premiers feux de la révolution contre l’occupant gênois au XVIIIe siècle, les ordres mendiants et les couvents se sont souvent retrouvés du côté de la révolte, tandis que le clergé séculier, proche de la république de Gênes, défendait plus volontiers l’ordre établi. La figure de Pasquale Paoli, proche de l’Église mais aussi fervent franc-maçon – une réalité encore très présente en Corse – personnifie parfaitement la complexité de la mouvance nationaliste, tiraillée entre la défense des traditions et une culture révolutionnaire plus progressiste et anticléricale.
Des années plus tard, dans les années 1970, les milieux indépendantistes ont particulièrement investi le champ religieux, faisant, par exemple, du Dio Vi Salvi Regina, le chant marial le plus populaire de l’île, un véritable ‘hymne national’. On a pu aussi souvent opposer les « prêtres corses » favorables aux traditions aux représentants du clergé français hostiles à un retour aux traditions.
« La défense du patrimoine religieux est un combat indispensable, mais il faut faire attention à ne pas dire qu’on est chrétien parce qu’on est Corse », met en garde Jean-Charles Adami, pionnier du mouvement des confréries (association catholique laïque), qui rappelle que la foi est un engagement intégral qui dépasse les frontières. « Certains militants ont souvent été déguisés en confrères », estime pour sa part une élue de la droite – non autonomiste – qui considère cependant que la dimension politique des confréries est aujourd’hui beaucoup moins forte qu’autrefois.
L’exception corse
« Il est vrai qu’on a pu instrumentaliser l’Église, avec les confréries et le chant religieux pour mener nos combats », reconnaît un militant indépendantiste, qui considère que l’Église « doit appartenir à tout le monde ». Mais il se souvient qu’à une époque, certains évêques et prêtres venus du continent ont lutté brutalement contre toute redécouverte de leur patrimoine. « J’ai connu un prêtre qui, quand il nous voyait en habit de confrère, nous envoyait les gendarmes. On était des terroristes du FLNC [ndlr. Front de Libération Nationale Corse] ! », se rappelle-t-il.
« Nous savons que l’Église n’a pas pour mission de prendre position, ni d’accroître les divisions », explique l’indépendantiste Jean-Baptiste Arena, qui apprécie néanmoins que le cardinal Bustillo ne reste pas éloigné des grandes questions qui traversent la société corse et mobilise notamment une partie de la jeunesse de l’île. « La foi ici est vraiment le ciment de notre société », assure-t-il, en insistant sur le fait que la laïcité « rigide » à la française n’est pas compatible avec le fonctionnement de la vie en Corse. Un point sur lequel il est souvent rejoint par ses adversaires, prompts à mettre en avant l’exception corse dans le paysage français.