Par LEXPRESS.fr , publié le
Du roi Nominoë à la duchesse Anne, de Surcouf à Tabarly, de Chateaubriand à Pierre-Jakez Hélias… L’Express part à la redécouverte des héros bretons.
Au commencement était l’Armorique, littéralement: le pays devant la mer. Selon Pline l’Ancien, le territoire armoricain va de l’Aquitaine jusqu’au-delà du Cotentin, et la péninsule dort de son sommeil celte, autant dire agité, lorsque César y met fin en 57 avant notre ère. L’empereur ne trouve guère d’opposition sur sa route, si ce n’est un certain Astérix, mais cela ne suffit pas pour en faire un héros breton à part entière.
DES SAINTS AUX VIES ÉDIFIANTES QUI VONT DONNER FORME ET FORCE À L’IDENTITÉ BRETONNELe premier d’entre eux est sans doute saint Guénolé, figure de proue des nombreux saints venus de (Grande) Bretagne et d’Irlande, dans des bateaux de chêne aux voiles de cuir, voire dans des auges de pierre. Des saints pas très catholiques qui font des miracles et terrassent des dragons.
Ce fils d’émigré avait «l’aspect d’un ange, il brillait par la parole… il était patient et vivait d’espérance», rapportent les livres autant que la légende. Au ve siècle, il fonde l’abbaye de Landévennec, au sud de Brest, et devient le chef de file d’une cinquantaine de saints dont les vies édifiantes vont donner forme et force à l’identité bretonne.
Méconnu Nominoë
«Ces récits mêlent l’imaginaire au réel, et il en est ainsi pour la plupart des héros bretons qui puisent leur vigueur dans la réalité comme dans la fiction», souligne Joël Cornette, auteur d’une magistrale Histoire de la Bretagne et des Bretons.
Quatre siècles plus tard apparaît un personnage nommé Nominoë, considéré aujourd’hui à la fois comme «roi des Bretons» et encore parfaitement méconnu. L’empereur franc Louis le Pieux, ou le Débonnaire, fils de Charlemagne, lui confie la charge de missus imperatoris.Bref, il est son «représentant en Bretagne» et reçoit en cadeau le titre de comte de Vannes. Dans le cartulaire de Redon, où il avait financé la construction d’un monastère, on retrouve son nom 19 fois, attestant ses pouvoirs administratifs et judiciaires.
Nominoë profite de la mort de l’empereur pour ruer dans les brancards et faire valoir les droits de la Bretagne. Il envahit les deux comtés de Rennes et de Nantes, et fait la jonction avec le coeur du duché, celui qui parle breton: le Vannetais, la Cornouaille et le Léon. Un vrai royaume breton enfin unifié voit ainsi le jour entre 841 et 851. Une belle page d’histoire est en train de s’écrire, de celles que l’on se raconte au coin du feu, en tisonnant les braises des souvenirs.
Histoire idéologique
Mais les flammes ne font que masquer la fumée des légendes. Une saga entretenue par Istor Breiz ou Histoire populaire de la Bretagne,paru en 1869, qui raconte en 36 veillées plus de vingt siècles de chroniques et de fables, des druides à Napoléon. Ce petit bréviaire, en version bilingue, a tissé l’imaginaire des Bretons.
La tradition a donc fait de Nominoë le tad ar vro, le «père de la patrie» bretonne. Pour un peu, il passerait pour avoir été aussi vaillant que le légendaire Ivanhoé. Mais l’historien Joël Cornette n’hésite pas à tordre le cou à cette idée. «Vous avez là un exemple parfait d’histoire idéologique. Car certains ont voulu construire à partir de Nominoë la fiction d’une Bretagne enracinée dans la rébellion pour l’éternité.
LORSQUE ANNE MEURT, EN 1514,C’EST AUSSI UN RÊVE D’INDÉPENDANCE QUI S’ÉTEINT
Indépendante, farouche, et fière de l’être.
Alors que, à cette époque de crises de succession impériale, Nominoë s’est contenté de jouer le jeu d’une autonomie progressive, puis d’une indépendance de fait. De là à en faire le porte-drapeau d’une Bretagne éternelle crispée sur des valeurs d’autonomie, c’est une autre histoire.»
Quatre Conan se succèdent à la tête du duché, en vain; la Bretagne n’est plus qu’un fief Plantagenêt. Autrement dit, anglais. Trois Jean règnent ensuite, pour une fois de façon pacifique, dont le dernier choisit pour armes l’hermine en robe blanche. Mais les guerres de succession reprennent, lorsque Jean IV doit retraverser la Manche, battu par Bertrand Du Guesclin.
C’est un peu le troisième homme de cette épopée bretonne. Il est illettré mais courageux, modeste mais fougueux. On le dit d’une laideur repoussante, mais un heaume à peine fendu masque souvent son visage. Cela suffira à sa postérité, que les Bretons partagent avec toute la nation fière d’avoir trouvé en ce preux chevalier, un siècle avant Bayard, une des premières manifestations patriotiques du royaume de France.
«Traître Du Guesclin»
Né près de Dinan, issu d’une rustique seigneurie, Du Guesclin se montre meilleur tacticien que stratège. Mais il défend Rennes assiégée par les Anglais, et Charles de Blois, duc de Bretagne, l’adoube chevalier. Fait prisonnier à Auray, sa rançon est payée par le roi de France, Charles V. Fidèle à son prince, il change alors de camp. Devenu connétable en 1370, il a aux yeux de certains tourné armure et casaque, et les statues du «traître Du Guesclin» ont parfois été la cible des autonomistes bretons.
PRIVÉE D’HISTOIRE,LA BRETAGNE SE RÉFUGIE PLUS QUE JAMAIS DANS LA LÉGENDEHéroïne en revanche incontestée, Anne de Bretagne s’affirme comme la dernière et grande figure de l’indépendance impossible du duché. Duchesse à 11 ans, et reine à 15 ans, Anne de Bretagne sera reine deux fois. Reine-duchesse, en un mot. Elle ne part pourtant pas du bon pied dans la vie. «Petite, maigre de sa personne, boiteuse d’un pied et d’une façon sensible, brunette et jolie de visage, et fort rusée pour son âge», c’est ainsi que la décrit l’ambassadeur vénitien Zaccaria Contarini, en 1492. Elle a épousé Charles VIII l’année précédente, devenant reine de France, après avoir été promise à maints autres partis, dont le prince de Galles et Maximilien d’Autriche.
Anne de Bretagne, deux fois reine
Sa devise pourrait résumer le caractère têtu et obstiné des Bretons: Non mudera – «Je ne changerai pas.» N’hésitant pas à convoler deux fois avec des rois de France pour sauver son duché, «cette enfant entourée de fauves s’est alliée à des forbans», estime l’écrivain Michel Le Bris. Mais l’aura de cette gamine vouée à l’hermine vient surtout du fait que son culte profane se superpose en Bretagne à celui de sainte Anne, la grand-mère du Christ. Devenue patronne de la Bretagne en 1914, sainte Anne porte un prénom qui prolonge le culte de la déesse celtique Ana.
Le romancier et journaliste Gilles Martin-Chauffier n’hésite pas pour autant à faire voler l’icône en éclats. «Oubliez le mythe extravagant de la duchesse en sabots. Elle n’aime que les robes, l’or et le luxe», écrit-il dans un livre formidable, Le Roman de la Bretagne. Frivole et dépensière, «passionnée de vénerie, elle entretient des équipages de chevaux, de chiens et d’oiseaux de proie, poursuit-il. Elle entasse la vaisselle d’or et d’argent». En vingt-trois ans de règne, elle n’aura passé que six mois en Bretagne, et «la duchesse Anne fut un véritable fléau. Le manque de volonté, de courage et de lucidité furent trois dons naturels dont elle abusa sans vergogne», conclut-il, en rêvant pour sa terre d’un destin de conquérant à l’image du Portugal.
La duchesse n’avait guère d’autres choix, les finances du duché sont au plus bas. Les jacqueries et la misère essorent la Bretagne. Les bourgeois de Nantes ne peuvent supporter plus d’impôts, et Anne, qui a emprunté aux Anglais, leur laisse en gage Concarneau et Morlaix. Le mariage est donc célébré et consommé au château de Langeais. Le prince d’Orange écrit alors aux Rennais: «Mardi dernier, le roy épousa la reine votre souveraine dame. Et soyez sûr que la nuit même, elle fut dépucelée.» Le contrat de mariage est tout aussi clair, Anne cède à son époux tous ses droits sur le duché.
La Reine Claude se fait croquer
Mais ce court règne ne sera qu’un septennat. Le roi se meurt en 1498; voilà Anne redevenue duchesse. Avant d’être aussitôt recouronnée reine, à Nantes cette fois, et au bras de Louis XII. Ces troisièmes noces sonnent comme une nouvelle défaite, malgré tous ses efforts pour marier sa fille Claude en dehors du royaume, et mettre ainsi à l’abri le duché. Car le roi entend poursuivre son projet de rattachement de la Bretagne à la France, et fiance Claude à François d’Angoulême. Il n’a que 12 ans, mais deviendra François Ier. La reine Claude va se faire croquer, et la Bretagne avec elle. Et lorsque Anne meurt, en 1514, c’est aussi un rêve d’indépendance qui s’éteint.
Qu’importe ! les chroniqueurs et les pardons vont célébrer la gloire de celle qui s’est offerte pour sauver la Bretagne. Anne de Bretagne rejoint Gradlon, le roi légendaire de Cornouaille pétrifié dans le granit, mais toujours vivant dans les mémoires, dont la statue équestre se dresse entre les flèches de la cathédrale de Quimper. Gradlon, vainqueur des Vikings, a survécu à la ville d’Ys engloutie, et conduit le cortège des ducs rabroués par le royaume. Privée d’histoire, la Bretagne va plus que jamais se réfugier dans la légende.
«La fiction dit quelque chose qui ne peut se dire autrement, explique l’écrivain Michel Le Bris, et, si le rapport à l’imaginaire prend en Bretagne des proportions extraordinaires, c’est sans doute dû au christianisme celtique et au fantasme des origines.» Arthur, figure mythique des romans du Moyen Age, revient alors en force comme un recours qui pourrait un jour délivrer les Bretons du joug de l’oppression. Il dort, veillé par la fée Viviane, mais son épée Excalibur, capable de trancher des chaînes, triomphe toujours.
Malin Surcouf
Contre toute attente, l’âge d’or de la Bretagne s’étend de 1364, de la fin de la guerre d’indépendance, jusqu’à Louis XIV, qui donne un coup d’arrêt à ces trois siècles d’expansion. Ce roi terrien tourne le dos au grand large, et regarde vers l’Autriche et les Pays-Bas. Il faudra attendre Louis XVI pour que la Royale retrouve son rang et ses vaisseaux. Avant que la Révolution ne voie se dresser une nouvelle tête du reliquaire breton. «Réduire alors la Bretagne à un inépuisable réservoir de chouans sortis des presbytères de la préhistoire est un énorme contresens, s’insurge le journaliste Gilles Martin-Chauffier. En 1789, c’est elle qui allume la mèche des Etats généraux.»
Son nom sonne et claque comme le sabot de ses chevaux lancés à la conquête des «libertés bretonnes». On croit même entendre sa voix, qui a désormais la gouaille et le visage de Jean-Pierre Marielle, depuis qu’il a joué le rôle du marquis de Pontcallec dans Que la fête commence, film savoureux de Bertrand Tavernier. Symbole du nobliau breton, pris entre les bourgeois de la ville et la haute noblesse, Chrysogone Clément de Guer, marquis de Pontcallec, entend appliquer à la lettre les accords qui unissent la Bretagne à la France. A commencer par le libre vote des impôts, quitte à s’allier à l’Espagne pour faire respecter le «contrat de la reine Anne».
Le pouvoir royal, affaibli par la Régence, durcit pourtant le ton, et l’accuse de conspiration avec l’ennemi. Le maréchal de Montesquiou, commandant en chef de la province, en fait une question de principe: «Les Bretons sont insolents pour peu qu’on mollisse avec eux, mais ils sont souples comme des gants quand ils trouvent une autorité ferme qui veut être obéie. » Pontcallec, 38 ans, est arrêté entre Pontivy et Lorient, et décapité avec trois autres conjurés, à Nantes, en 1720. Ce duel inégal a inspiré un beau livre, Le Marquis et le Régent, à Joël Cornette, et aussi quelques chansons qui figurent parmi les plus célèbres gwerzioù (chants traditionnels bretons).
Celui qui tient le tison s’appelle Isaac Le Chapelier. Avocat éloquent, député du tiers de Rennes, c’est un des fondateurs du Club breton, qui deviendra le club des Jacobins. Lors des Etats généraux, il est élu président de l’Assemblée constituante et envoie à la tribune deux aristocrates éclairés, le vicomte de Noailles et le duc d’Aiguillon, sonner la charge pour l’abolition des droits féodaux. Après cette nuit du 4 août 1789, Le Chapelier en personne va présenter au roi ce projet révolutionnaire destiné à «ajouter à l’éclat de Sa Majesté royale le titre de restaurateur de la liberté française». Une vision centriste, en somme, qui préfigure son ralliement au club des Feuillants, l’aile modérée des Jacobins, et, trois ans plus tard, sa condamnation à mort sous la Terreur.
Les monopoles de la Compagnie des Indes ont été abolis à leur tour, et les ports cherchent un second souffle. La guerre de course permet non seulement d’échapper à la sujétion royale, en armant des navires pour son compte, mais elle autorise aussi de passer du statut de pirate à celui de corsaire en fonction des circonstances. A ce double jeu, le Malouin Robert Surcouf se montre le plus malin. Il commence par quelques campagnes négrières, puis dirige six grandes expéditions navales au cours desquelles il capture 47 vaisseaux. Franc-maçon, il soutient Napoléon, s’oppose aux Bourbons pendant la Restauration, et sait sentir le vent. Dans son sillage, les capitaines d’industrie bretons – on ne citera pas de nom – se sont à leur tour engouffrés.
«Bataille de l’artichaut»
A sa manière, Alexis Gourvennec, militant musclé, un peu corsaire, des Jeunesses agricoles chrétiennes, est lui aussi un digne descendant de Surcouf. Il livre la « bataille de l’artichaut » dans les années 1960, prenant les sous-préfectures à l’abordage et les fonctionnaires en otages avec une armada de tracteurs. «Notre très grande chance a été d’être assez pauvres pour ne pas avoir envie de le rester, et pas trop pour être capables de réagir», confie-t-il au magazine Bretons. Cet agriculteur-armateur ira même jusqu’à créer une compagnie maritime, Brittany Ferries, pour exporter ses choux-fleurs et pour que la Bretagne renoue avec ses racines maritimes.
Jamais les deux pieds dans le même sabot, l’identité bretonne a toujours une double dimension. L’Argoat, le pays des bois, et l’Armor, la frange littorale, sont les deux faces d’une même médaille. Celle que l’on pourrait graver à l’effigie d’Eric Tabarly n’a qu’un seul profil, tourné vers le grand large. Il sort de l’anonymat et du brouillard en remportant deux fois la Transat anglaise en solitaire, en 1964 et 1976, à la barre d’un de ses Pen Duick, mésange à tête noire, armé de ses seuls «biceps à crever la peau», selon le mot de Yann Queffélec.
«Je continue à rêver en breton.»
Dès sa première victoire, de Gaulle décore de la Légion d’honneur ce jeune officier de l’aéronavale qui transforme le pays en école de voile. La Bretagne, elle, relève la tête et retrouve sa fierté. Elle n’est plus simplement capable de barrer des routes infestées de lisier, mais peut faire souffler le parfum iodé des embruns sur les Champs-Elysées. Eric remonte l’avenue, dit à peine merci, se laissant porter par une vague de popularité à laquelle il est moins habitué qu’aux déferlantes du Grand Sud, où il sera moins chanceux. Tabarly par nature était taiseux. Mais son silence nous manque depuis cette nuit de juin 1998 où la mer l’a pris au large de l’Irlande.
Casquette de marin sur le crâne, Pierre-Jakez Hélias, lui, parle pour deux. En bigouden, et en français. «Le plus connu des écrivains bretonnants de son temps», d’après l’excellent Dictionnaire d’histoire de Bretagne, a réconcilié ses compatriotes avec leur passé grâce au Cheval d’orgueil, paru en 1975. 2 millions d’exemplaires vendus, pour laver à grande eau l’image de Bécassine, bretonne empotée et maligne, plus soumise que rebelle, mais aussi pour effacer la tache noire du nationalisme breton, fourvoyé dans le camp de Hitler afin de ressusciter le rêve d’une indépendance croupion.
François René de Chateaubriand, le génie du romantisme
François-René de Chateaubriand, né à Saint-Malo en 1768, est le fils d’un hobereau retiré au château de Combourg. Enfant, il vit dans une tour où son «imagination allumée» jette ses premiers feux.
Il a 20 ans lorsqu’il participe aux prémices de la Révolution à Rennes, «au cri de Vive la Bretagne». Il est ensuite à Paris, avant de mettre les voiles pour l’Amérique, puis se réfugie en Angleterre, afin d’échapper à la fureur révolutionnaire. Son retour en France, après le coup d’Etat du 18 Brumaire, coïncide avec le succès immense de Génie du christianisme, dont la seconde édition est dédiée au « Citoyen Premier Consul ». Le rythme océanique des phrases et un opportunisme politique indéniable, tout concourt à le faire entrer à l’Académie française. Une vie conclue en 1848, jardinant son domaine de la Vallée-aux-Loups, à Châtenay-Malabry, et rédigeant ses Mémoires.
Victor Hugo aurait écrit dans son cahier d’écolier : «Je veux être Chateaubriand ou rien.» Le Vicomte a donc eu la grande vertu de susciter quelques vocations. Ou des envies pressantes, comme celle de Sartre, parti pisser sur sa tombe. Un tombeau situé sur l’îlot du Grand-Bé, au pied des remparts de Saint-Malo, ouvert à tous les vents, et la rumeur raconte qu’une rafale renvoya sa miction misérable au visage de l’auteur de L’Etre et le Néant.
Dernier héros de cette lignée de conteurs et de bardes qui, d’Anatole Le Braz à Xavier Grall, cousine avec la mort et lutine les filles de Camaret, Pierre-Jakez reconnaissait avoir mené «une double vie», en écho à son double prénom. Il nous avait même confié, quelques années avant sa disparition: «Je continue à rêver en breton.» Il n’empêche, grâce au vicomte de Chateaubriand et à Hélias, le fils de paysan, la Bretagne, « les Bretagnes », devrait-on plutôt dire, sont devenues une vieille province, à la fois passionnément bretonne, foncièrement française, et même européenne.